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Géopolitique

Menaces au bord du Nil : que faire de l'érosion du leadership de l'Égypte?

Sami Aoun, professeur de science politique

En instaurant un cessez-le-feu à Gaza grâce à la résolution 1860 prise en janvier 2009, on a remis au raïs Hosni Moubarak, au pouvoir depuis 1981, un mandat délicat dont l'issue est incertaine : celui de «sauver» les pourparlers infructueux entre Israël et l'Autorité palestinienne et de redonner un nouveau souffle aux «modérés» arabes, découragés par l'impasse dans laquelle se retrouve le processus de paix.

Or, avec le concours de l'Égypte, la paix devient probable, alors que, sans elle, la guerre semble une issue. Malheureusement, aujourd'hui, l'Égypte est courbée sous le poids des défis qu'elle doit relever, dont le plus impor­tant est le déverrouillage du régime, pourtant semi-libéral. En effet, l'Égypte peine à se montrer à la hauteur de l'image qu'elle souhaite projeter : celle d'un «grand frère», sans lequel la vie culturelle et artistique arabe serait presque monotone, celle de l'État rassembleur, elle qui a été le berceau d'une brillante civilisation.

Au XXe siècle, le pays s'est fait le promoteur du panarabisme et est même devenu le siège de la Ligue des États arabes. Or, sur le plan régional, le leadership égyptien est fortement contesté. Son rôle dans le processus de paix israélo-palestinien semble donc remis en question. Et ses voisins arabes et africains ignorent ses tentatives d'interventions diplomatiques dans les dossiers chauds qui les concernent.

Une république dynastique

Des rumeurs plus ou moins fondées font état du désir mal dissimulé du fils du président Moubarak, le jeune entrepreneur Gamal, de prendre la relève de son père, ce qui provoque des remous au sein du Parti national démocratique. L'opposition grince également des dents et s'élève contre cette idée. Mais la matraque policière ne tarde pas à s'abattre sur ceux qui contestent dans ce pays où l'état d'urgence a été décrété depuis déjà presque trois décennies.

En fait, l'idée même d'une éventuelle succession dynastique suscite méfiance et rejet. Malgré des voix, internes, qui en soulignent les mérites, elle montre au grand jour, et qui plus est de façon criante, les limites du libéralisme politique égyptien. En réalité, il s'agit plutôt d'un régime autoritaire, qui réduit les relations du citoyen à l'État à sa seule dimension sécuritaire. Des opposants libéraux (ceux du mouvement Kifaya, par exemple) ainsi que les Frères Musulmans sont traités comme des hors-la-loi. La réalité, c'est que le pouvoir égyptien est peu ouvert à une participation tangible des forces vives de sa société à la démocratie.

La solidité du tissu social, qui faisait jadis la fierté des Égyptiens, se fragilise. Par conséquent, on observe des accrochages sporadiques entre musulmans et coptes. Cela mine l'habituelle convivialité égyptienne, qui est désormais teintée de méfiance et de suspicion. Cette situation est désolante! Devant la montée des discours religieux haineux, l'espace citoyen rétrécit.

Quant à l'économie, malgré des efforts louables, elle a du mal à se mettre à la modernisation et à attirer des investissements étrangers. L'affaiblissement de la classe moyenne est visible et 30 % des citoyens vivent désormais sous le seuil de la pauvreté. L'Égypte, malgré ses talents certains, n'a pas réussi à être un autre tigre asiatique ou une autre Malaisie.

La géopolitique sans cœur

Le leadership égyptien, durant la guerre de Gaza, a été enseveli sous une avalanche de critiques et de cris de colère plus au moins orchestrée. Il faut dire que depuis la guerre en Irak, l'efficacité stratégique de l'Égypte a reculé face à la montée de l'Iran. Outre l'enlisement du processus de paix entre Israéliens et Palestiniens, la gestion peu brillante de sa paix «froide» avec Israël et la «guerre froide interarabe» ont révélé au monde entier à quel point Le Caire ne jouait plus un rôle central que l'Égypte a longtemps joué au sein du monde arabe. Ce recul égyptien s'est aggravé suite aux surenchères iraniennes dans le conflit avec Israël.

Aux yeux du régime iranien, clérical et chiite, l'Égypte ne fait que protéger Israël. C'est également le point de vue que propage le minuscule Qatar par le biais de sa chaîne de télévision populaire et populiste al-Jazira, ainsi que celui de la Syrie, qui est brouillée avec Washington. Et c'est même celui du Hezbollah chiite libanais qui multiplie les appels au renversement du régime de Moubarak.

L'Égypte se trouve également en concurrence avec le gouvernement islamiste de la Turquie républicaine laïque. Celle-ci tente de voler la vedette à l'Égypte dans les médiations entre Israël et la Syrie, ou entre Israéliens et Palestiniens. Par son appui au Hamas, le gouvernement turc se taille donc une réputation de médiateur au sein des sociétés arabes tout en conservant ses liens privilégiés avec Israël et l'OTAN. Or, cela aurait été impossible à l'époque où l'Égypte était le porte-étendard du monde arabe.

Le devoir d'espérer

Même s'il est réputé pour être inébranlable, le «pharaon» sent dorénavant la pesanteur de l'épreuve. Faire régner l'ordre à l'intérieur de ses frontières sans sombrer dans l'autoritarisme, rendre plus crédible le libéralisme de son gouvernement et redonner à l'Égypte sa position de meneur sur l'échiquier moyen-oriental sont les défis majeurs qu'il doit relever au plus vite. Or, mener à bien ce mandat international que la résolution 1860 lui a confié signifierait que l'Égypte pourrait sauver son âme et celle de l'identité arabe.

En effet, si elle y réussit, elle aura consolidé la paix qu'elle a signée en 1978, et ce, malgré le scepticisme. Par le fait même, elle aura réalisé le rêve de l'État palestinien malgré l'intransigeance d'Israël et celle du radicalisme islamiste. Si elle n'y réussit pas, l'Égypte ne pourra plus profiter du changement promis par l'Administration Obama. Pire : le dernier mot au Moyen-Orient pourrait revenir à ceux qui affichent les positions les plus radicales.